“Tchernobyl a changé ma vie, a fait de moi une autre personne. Aujourd’hui, j’ai beaucoup de mal à vivre avec les autres. Je ne comprends pas ce qui les préoccupe : le salaire, le quotidien, leurs petites affaires sentimentales. A côté du malheur que j’ai vécu, ce n’est rien. Cette catastrophe m’a moralement transformé. Elle m’a purifié, nettoyé. Après Tchernobyl, j’étais comme un nouveau-né.”
L’apparent cynisme des dernières phrases choque d’abord. Purifiante, nettoyante, Tchernobyl ? Quel inhumaine pensée peut bien retourner ainsi la doxa, avec une franchise désarmante ? Qui peut ainsi se permettre de nier qu’il faudrait attendre quarante mille ans aux habitants de Pripyat pour retourner chez eux ? Et même si c’est d’une purification morale dont il est question. Quelle purification morale y aurait-il à trouver dans la négligence qui conduisit à la contamination d’un tel territoire ? Impossible de nier que l’auteur de ces lignes fusse conscient de leur dimension choquante.
Qui s’aventurera à relire, plaçant la curiosité avant l’indignation, se retrouvera pourtant encore un peu plus déboussolé. Car l’auteur de ces quelques lignes ne manque pas de rappeler que ce 26 avril 1986 fut aussi un jour de malheur et de catastrophe.
Et puis, il y a cette affirmation à l’air vaguement égoïste, un peu banale, que “les autres” sont bien à côté de la plaque, tête baissée dans leur quotidien, alors que tout à côté, la “bête nucléaire”, comme on disait à la fin des années 80, attend dans son sarcophage l’instant fatal du réveil.
Et enfin, la première phrase, et ses accents mystiques, pieux… résonant encore une fois avec les fantasmes de mutations qui habitent la doxa, se confrontant également à elle, comme en écho avec l’autre extrémité du texte, comme s’il y avait une autre évidence, une autre vision, poussée par une certitude aussi entière, mais au contenu pourtant bien différent.
C’est Igor Kostine qui parle, vingt ans après avoir ramené l’unique image de la centrale détruite qui soit datée du jour même de l’explosion. Et puis, sans relâche, s’être fait l’ambassadeur photographique de cette trouée dans la géographie humaine que va constituer la Zone d’exclusion de Tchernobyl. Né Moldave, en 1936, puis grandissant au sein de l’URSS, Kostine vient au reportage photographique sur le tard, couvre le Vietnam, l’Afghanistan… et puis Tchernobyl. Et c’est, étonnamment, un reportage voué à durer pour Kostine plus de dix ans.
Car au-delà de la volonté d’informer, de contrecarrer un silence officiel un peu trop inhumain (pourquoi alors ne pas également photographier la méconnue Tcheliabinsk ?), de donner un visage aux multiples blessures ouvertes par la catastrophe nucléaire ; même au-delà du coup de grâce symbolique que celle-ci met, on est tenté de le penser, à l’Union Soviétique, qui n’y survivra que trois ans… qu’est-ce qui pousse ainsi Kostine à une telle assiduité et à une telle exhaustivité dans sa couverture de Tchernobyl, comme aveugle même au danger ?
Ce sont toutes les facettes du phénomène qui sont aujourd’hui illustrées par ses clichés, dont la spécificité tient autant à leur rassemblement dans le book d’un seul et même photographe que dans leur contenu lui-même : les suites immédiates de l’explosion, l’évacuation, le nettoyage, le sarcophage, les démolitions, l’indignation populaire, le procès, les cimetières de machines, et puis ceux qui retournent, les enfants victimes, les malades à l’hôpital, les animaux, la végétation luxuriante… Ça ressemble à une obsession, bien reconnue par Kostine finalement, lorsqu’il affirme la capitale importance de la catastrophe dans son histoire personnelle, lui qui a survécu déjà à la Second Guerre Mondiale, et au déclin de l’URSS.
Explication pourtant bien insuffisante face à la témérité dont le photographe a, à plusieurs reprises, fait preuve face au danger de la centrale éventrée. Ce sont surtout deux de ces “voyages” qui retiennent l’attention.
En 86, il accompagne les liquidateurs chargés de la partie la plus dangereuse : le toit de la centrale, couvert de débris qu’il faut, sous peine de mort immédiate, pelleter en hâte dans la béance du cratère creusé dans les murs de la centrale. Kostine lui y va pour quelques clichés qui seront marqués par un grain disproportionné, au bord du voilement complet, effet de la radioactivité sur la pellicule.
“Je monte, frappé par un étrange sentiment mystique. J’ai l’impression d’être sur une autre planète. Tout est recouvert par le “fuel”, un mélange de carburants radioactifs. Mes mains tremblent. Je ne sais plus où je suis, mais je prends des photos quand même.”
Difficile de distinguer dans les dires de Kostine la frontière entre stupéfaction mystique et torpeur irradiée. Car pour qui comme lui pouvait choisir de monter là-haut, répondant à un besoin purement scopique, il y avait certainement plus à voir et à photographier que le danger invisible de la radioactivité. Il y avait cette béance monstrueuse, cette ouverture, encore aujourd’hui stupéfiante sur les photographies, du réacteur explosé (à présent pudiquement recouvert du sarcophage, il reprend une allure presque normale). En montant sur le toit soufflé, c’est face à une vertigineuse absence qu’Igor Kostine se retrouvait confronté. Un “théâtre” sans fond, scène pour la fin du monde, pour le début d’une éventuelle apocalypse.
Plus étonnante encore, la volonté de Kostine de revenir encore sur les lieux, quelques années plus tard. En 1991, la seconde explosion, méconnue, réveille en Kostine un besoin de retour, faisant de lui un stalker presque tarkovskien. Il veut “voir le cœur” – la Chambre – désormais enfouie sous le sarcophage.
“Je pense avoir tout vu de la centrale, je pense bien la connaître, mais il me manque encore une chose. Un voyage. Je veux aller voir l’épicentre de l’explosion, c’est-à-dire le cœur du quatrième réacteur qui se trouve quarante mètres sous terre. Je ne peux pas m’y rendre seul. L’ingénieur Reichtmann m’accompagne. Il a participé à la liquidation et il et resté en poste à la centrale, après. Une fois en bas, mes yeux se posent sur un endroit où l’homme n’est jamais revenu depuis cinq ans. Les murs ont une couleur étonnante. Une couleur lunaire. Engoncé dans mes vêtements plombés, je suis un cosmonaute. J’actionne frénétiquement mon déclencheur. Je m’avance entre les décombres, je veux tout voir.
-Casse-toi de là, bon sang ! Igor, réveille-toi !
Reichtmann a fini par hurler. Mais je suis comme paralysé. Plus rien d’autre ne m’habite que ce que je suis en train de prendre en photo. Je ne pense plus à rien. Il me traine en arrière. Plus tard, il m’aide à me déshabiller et me pousse sous la douche. Nous nous frottons le dos comme deux liquidateurs.”
Curieuse rencontre entre le stalker du roman des frères Strougatski (le pillard cynique, virtuose) et celui du film de Tarkovski (le fragile mystique). On relativisera la folie d’une telle expédition en apprenant la nature temporairement cartographiable de la radioactivité déposée, à fortiori sous terre où les poussières se déplacent peu. Ainsi, à Tchernobyl c’est peut-être au plus près de l’épicentre que l’on est le plus en “sécurité”. Il n’en reste pas moins que Kostine n’explique pas son désir d’extirper quelques clichés de l’obscurité des ruines de la centrale. Reichtmann, escaladant les gravats dans sa lourde combinaison blanche, a effectivement l’air d’un cosmonaute sur une colline lunaire, une colline qui se trouverait sur face cachée de la Lune.
Dans cette obscurité, face à quoi, exactement, Kostine actionne-t-il “frénétiquement son déclencheur” ? Peut-être est-ce que justement, c’est à celui qui fait profession de voir et de montrer, que l’invisibilité d’un lieu comme Tchernobyl apparaît dans sa plus grande acuité. C’est pourquoi Kostine photographie comme un forcené, sans arrêt, dans l’espoir de peut-être capter quelque chose, là où un sujet normal exigerait calme et concentration sur quelques moments plus ou moins évidents à l’œil. Ces photos apparaissent comme les traces d’un invisible, éléments d’un ensemble impossible à véritablement capter sur la pellicule. Cet épicentre de la destruction d’un monde, trou noir glouton et muet, ne peut-on y voir plus ? Si l’on regarde assez longtemps, si l’on cherche bien, n’y a-t-il pas là quelque révélation à extirper ?
Et après tout, Kostine n’a pas l’exclusivité d’une telle expédition…
qu’il suffise de citer le documentaire vidéo de la BBC, produit par Edward Briffa en 1996, “Inside Chernobyl”, dont les exigences de diffusion disent assez la fascination que le cœur explosé de la centrale exerce sur toute l’Europe. C’est l’épicentre d’une possible fin du vieux continent, congelée et temporisée de telle manière que chacun peut s’y abîmer à loisir. Cœur gourmand en dormance.
Un rien, comme sur le toit avant le sarcophage, et c’est bien là que le travail insatiable de Kostine se renoue régulièrement, à cette source absente d’où vient la menace, et surtout où tout être est désormais suspendu. Nulle surprise alors que Kostine y prenne ce mysticisme renouvelé, tant Tchernobyl est devenu ainsi ce lieu où se noue la matérialité crue d’une menace totale avec la métaphysique de l’être comme retrait.
Si la Zone d’exclusion de Tchernobyl constitue la pierre de touche de la ruine postmoderne, c’est par sa temporalité non-linéaire et accidentée. Temporalité humaine et temporalité géologique y sont télescopés dans le même instant décisif, puis voués à s’observer l’un l’autre dans une fascinante dissolution des rôles et des genres – l’homme réduit au silence comme la roche, et la roche désormais agissante. C’est désormais le paradoxe d’une double vision qui s’impose au contemplateur des ruines : l’instantanéité mortelle où tout bascule, car l’Histoire est désormais si rapide qu’elle n’attend plus l’abandon pour ruiner ses traces ; et l’océan infini du temps géologique à attendre, avant la fin de la demi-vie des éléments radioactifs barrant la Zone à la vie humaine.
Le territoire bégaie désormais dans une sorte de bulle temporelle qui dérive, lentement, indiscernablement depuis l’origine, et on comprend dès lors mieux l’acharnement d’Igor Kostine à revoir, à revenir, à explorer plus profondément – alors même que les barres de Pripyat, ratissées par les pillards, ne sont plus que des coquilles vides – faire comme si leurs habitants allaient finalement vraiment revenir, comme on leur avait promis ; alors même que la vie animale et végétale prolifère, traquer toujours la trace de la mutation définitive, le monstre qui signerait l’interdiction définitive et absolue de toute vie dans la Zone. Quelque chose qui trancherait enfin entre les deux ordres temporels.
Mais rien ne tranche, rien ne décide. Que Kostine ou le stalker de Tarkovski reviennent inlassablement, jusqu’au cœur même, avec une ferveur mystique plus ou moins avouée, n’est finalement rien que de logique. A moins de s’abandonner à l’absurde, le seul espoir restant est celui d’une parole transcendante qui éclairerait enfin les ténèbres de la Zone, puisque celle-ci semble définitivement hors de portée de la législation humaine. Que l’apocalypse fasse justice à son double sens.
L’ironie veut évidemment que la Parole ne soit audible qu’aux oreilles ferventes, et jamais enregistrable. L’on se retrouve ainsi, encore une fois, comme le stalker tarkovskien, tenté à la dernière seconde de rester sur le seuil extérieur, terrorisé à l’idée de ne rien entendre. Faire demi-tour, et retourner se promener, rêveur, enveloppé dans un paisible et mortel silence, sur cette terre lunaire.
Citations de Kostine extraites de : Igor Kostine, Tchernobyl, confessions d’un reporter, éditions les Arènes, 2006, 240 p. (ISBN 2-912485-97-5)
Publié dans 50° Nord, Revue D’Art Contemporain, n°3 (2012).