Publié dans Les Cahiers Du Jeu Vidéo N°1 (2008), édité par Pix’n’Love, coordonné par Tony Fortin.
On s’installe aujourd’hui devant son ordinateur ou sa console de jeu avec une évidence tirée de l’habitude des connexions qui nous entretenons avec eux. Mais il vaudrait peut-être la peine de revenir à une certaine inévidence de cette connexion homme-machine, pour en interroger les termes et les circonstances. Au fond, les deux ordres ne restent-ils pas irréconciliables sans perte, sans vainqueur et vaincu ? Comment la relation symbolique entre le joueur et le jeu se construit-elle, et à quels types est-elle susceptible de répondre, c’est l’objet de cette article, qui se concentrera sur l’idée de boucle informationnelle.
La guerre dans les jeux vidéo, mais où ?
Guerre et jeux vidéo, voilà une dyade baignée d’une telle évidence qu’on est évidemment tenté de la mettre en question. Car si évidemment l’affrontement, comme forme relationnelle, tient le haut du pavé dans l’actualité vidéo-ludique, et si les représentations guerrières (fantasmatiques type Planetside ou historicisantes type Medal of Honor) sont légion, faut-il nécessairement en conclure que les jeux sont toujours plus ou moins pris dans une logique guerrière ?
Combien les jeux, en-deçà de leurs apparences miroitantes, doivent et ont donné dans leurs développements aux industries militaires, voilà un fait historique « souterrain » qu’il n’est jamais mauvais de (re)souligner. Mais cette évolution sécante des jeux vidéo avec le complexe militaro-industriel, c’est, a-t-on envie de dire, le versant plus sombre d’un médium d’autant moins artistique qu’il semble très souvent en osmose avec les représentations culturelles de ceux qui les créent. Tony Fortin a bien montré combien un jeu comme Civilisation1, sous des airs de grande aventure universaliste, était entièrement guidé par une idéologie colonialiste que rien dans le jeu ne permet de contourner.
Il est vrai, aussi, que la constellation vidéo-ludique peut parfois prendre l’aspect d’un champ de bataille, ou plutôt d’une zone de créativité relative et anarchique où les tentatives opportunistes (on pensera à d’innombrables licences cinématographiques circonstanciées) côtoient sans la moindre dénivellation des jeux quasi-suicidaires d’un point de vue commercial (Shadow of the Colossus), créations étonnantes revendiquant pourtant une absence d’intention artistique (Okami2). Ajoutez à cela la multiplication des plates-formes technologiques, chacune véhiculant avec elle son support propriétaire et exclusif, la multiplication des versions, séquelles, portages et adaptations, des genres et des niches, la galaxie du jeu en ligne, la galaxie du retro-gaming, la galaxie « indépendante »… C’est une profusion d’une ampleur inédite sans la moindre notion de règles de création ou de contraintes de style. Qui voudrait imposer un « dogme » ou une règle des trois unités dans le monde des jeux vidéo aurait certainement un grand succès… en tant qu’illuminé notoire.
Une telle diversité, une telle anarchie dictée par la loi du marché demande bien pourtant, au joueur qui est en regard, de développer une culture adaptée et personnelle, sans quoi il risque fortement de baisser les bras d’emblée devant la simple et primordiale question de savoir à quel jeu jouer.
Mais enfin tout cela ne fait pas encore de l’expérience vidéo-ludique quelque chose comme une guerre. S’il y a un affrontement ici, ce n’est pas non plus au sein des représentations elles-mêmes, où la différenciation entre un Medal of Honor, un Counter Strike, un Quake et un Morrowind se fait à un niveau symbolique – la question étant celle du recul que le joueur est capable de prendre par rapport à la représentation à laquelle il participe – et non au niveau de l’expérience, de la pratique même. Medal of Honor a peut-être plus l’air d’une guerre aux yeux du chercheur-sociologue qui se tient debout dans le dos du joueur, observant, parce qu’il perçoit le jeu presque comme un film, récepteur de son contenu visuel et sonore. Mais pour le joueur, Quake ou Medal of Honor, ce dont il est question, c’est de conditionnement de réflexes, de mise en branle d’inventivité face à des problèmes, de développement de techniques, qui peuvent tout aussi bien se retrouver dans des jeux aux apparences très divergentes. Le gameplay sur rails d’un FPS lourdement scripté, tout impressionnant qu’il soit, a plus à voir avec une machine à faire fonctionner, ou un Dragon’s Lair, qu’avec une guerre à combattre. Jeu de guerre n’est pas « guerre ludique. »
On ne cherchera donc pas ici à savoir si la guerre est ou non là dans ses représentations. Gageons qu’un conflit requiert deux pôles et que dans la situation immédiate du joueur, l’autre pôle réel, c’est peut-être bien le programme, ou la machine.
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Les termes de la boucle informationnelle vidéo-ludique
Dès lors, sous quel rapport cette relation se construit-elle ? Entre la fusion et la dissociation des deux pôles, il y a un large éventail que la galaxie jeu vidéo explore extensivement. Comme médium, le logiciel informatique et surtout le jeu vidéo a pour caractéristique essentielle de former une boucle informationnelle. Un système d’échange de signes et d’informations, à première vue, comme lors d’une simple lecture. Ted Friedman, dans une série d’articles sur le sujet, soulignait cependant ceci : il n’y a que dans les logiciels informatiques, et a fortiori dans les jeux vidéo, que cette boucle informationnelle, ce couple intertextuel atteint une telle complétude : « Pour une impression d’immersion complète, rien ne surpasse un jeu vidéo, dans lequel l’ordinateur réagit presque instantanément à chaque action du joueur, qui à son tour provoque une nouvelle réaction de la part de celui-ci, et ainsi de suite. Si la boucle informationnelle entre le joueur et l’ordinateur est ce qui définit l’interaction homme-ordinateur, alors les jeux vidéo en constituent de biens des façons la quintessence.3 » Car là où un livre reste finalement insensible à sa lecture ou non lecture, le jeu vidéo n’existe qu’à entrer dans une boucle informationnelle avec le joueur, celui-ci interprétant et évoluant au sein d’un ensemble de règles et de possibles définis par le jeu, informant le déroulement du jeu avec une marge de manœuvre relative. Hors de la volonté du joueur, le jeu reste un codage binaire sans signification.
On aurait trop facilement réduite cette boucle à une raison de voir les jeux vidéo comme des expériences fermées, tautologiques, où la fascination prime, privant le joueur de tout libre arbitre, et de toute signification au monde, hors de cette apparente perfection. La boucle informationnelle qui naît de la connexion du joueur et du jeu n’entame en rien la diversité des expériences possibles ; et surtout, un jeu n’est pas l’autre. Ce que l’on va tenter de montrer ici, c’est que des conceptions diverses de ce face-à-face sont possibles. Entre la fusion absolue de la « Tetris Trance4 », et le conflit irréconciliable du jeu trop difficile ou « injouable », envoyant la manette – connecteur essentiel entre l’homme et la machine – par la voie des airs, il y a un large panel qu’il faut différencier.
Quelque part, le jeu est donc comme une guerre à éteindre, c’est une recherche d’un équilibre et d’une connexion harmonieuse entre homme et machine (puisque le jeu est l’extension symbolique de la machine). Il faut que ces deux pôles entrent dans une bonne entente, sans que ni l’une ni l’autre des parties ne doive céder trop de terrain. N’y aurait-t-il de jeu qu’à ce prix ? Peut-être cet équilibre est-il là ce qui se cache derrière la fantômatique notion de gameplay, constante de la théorie vidéo-ludique. Et si derrière cette tautologique (ou qui du moins, se trouve bien difficile à penser en langue française) « jouabilité du jeu », il fallait chercher cet accord homme-machine si fragile ?
En tentant de penser la boucle cybernétique entre le joueur et sa machine, en se concentrant sur cet essentiel entre-deux plutôt que sur le contenu symbolique du jeu, on achoppe évidemment sur l’interface. Celle-ci est toujours double, et d’abord matérielle. C’est l’éventail de manettes, joypads, claviers et souris sur-perfectionnés… Des légendes naîtront même, comme celle de la console martyre Dreamcast, réputée pour être la plus « ergonomique » de l’histoire des consoles de jeu. Largeur, multiplication des controles analogiques plutôt que digitaux… autant de concessions de la machine aux besoins du maladroit joueur fait de chair ? Si peu…
Si c’est un véritable équilibre qui est recherché, il faudra remarquer que celui-ci risque d’être bien plus incertain, bien plus plastique qu’une simple adaptation de la machine aux « archaismes » organiques. A trop vouloir adapter la machine à l’homme, c’est l’engloutir que l’on terminera par faire, c’est-à-dire certes faire plier la technologie, mais surtout la replier autour du corps du joueur (cf. pédaliers et volants pour simulations automobiles, guitares et micros pour jeux-karaoké, etc.) pour la brancher sur chacune de ses fonctions et orifices. A la manière des cyber-soldats, recouverts de technologie, et à l’humanité, d’une certaine manière, méconnaissable.
C’est pourquoi l’on a bien là, encore une fois, un équilibre à trouver plus complexe qu’une simple stase. Certes, la tendance n’est pas vraiment à une sur-présence technologique – mais il reste discutable d’affirmer que la Wii efface véritablement la technologie, puisque, en augmentant ses exigences par rapport à l’activité du corps du joueur, toute transparente qu’elle soit, elle n’en est pas moins pressante.
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Tendance spectaculaire/tendance contemplative
C’est à notre sens au niveau logiciel que la bataille déterminant la part d’organicité, de plasticité, qui aura lieu dans le jeu, a lieu. Subrepticement, inaperçue, la sacro-sainte interactivité s’est lentement transformée au sein du jeu, au fil des ans. Une certaine ouverture, une certaine lenteur semble s’être perdue, et l’on est de plus en plus acculé à l’agir, submergé par l’utile-au-spectaculaire. Bien sûr, tout n’est pas si historiquement simple, et nul âge d’or des jeux vidéo n’est plus irréel au retro-gamer qu’au dernier acquéreur de PS3. Mais cette impression dénote une évolution dans les conceptions de la boucle informationnelle.
D’une certaine manière, ce qui semble s’être perdu, c’est une certaine « bêtise volontaire » du logiciel. Dans le célèbre Dune (1992) développé par Cryo, personnages et environnements étaient d’une staticité presque absolue. Et, sans laisser apparaître de véritable couture technique, la possibilité était là : sortir des lieux d’action et vaquer dans le désert. Possibilité utile, une ou deux fois, à la progression du jeu, mais pourtant restant, par-avant et par-après, disponible sans la moindre restriction. Cette disponibilité est là une différence choquante avec les développements plus récents des scripts obligeant le joueur à entrer dans une logique de de « déblocage » (qui existait déjà partiellement dans Dune, bien sûr) – et partant de nécessaire course en avant, empêchant de revenir sur ses pas. Certes, dans Dune, le programme finissait par rapatrier le joueur, car justement celui-ci était voué à errer infiniment, dans un océan de tableaux quasi-identiques de dunes, rochers et soleil implacables. Quelque chose, là, de fondamental s’est joué dans ce rapport au jeu comme ensemble de règles données, avec le joueur et sa part d’imprévisibilité.
L’ensemble de règles, la programmation se révèle là ouverte, non bouclée, d’une certaine manière. Nous ne sommes pas là sur un ensemble de rails dramatiques convergeant vers le développement unique d’une téléologie. Quelque part, un possible diverge, ouvrant sur un infini et partant, sur un secret (gardé par sa propre vacuité). Possibilité fondamentalement inutile qui va pourtant faire le point focal, le nœud d’une conception spécifique de la boucle cybernétique.
C’est dans un espace de possibles vain qu’un acte humain va prendre place ; par différenciation avec les actes motivés, utiles, que l’homme partage avec la machine. Celle-ci, au contraire, ne s’engagera jamais sur une voie d’action purement symbolique, purement « inutile » au premier degré. Puisqu’il est ici question, après tout, de croire à ces constructions purement formelles de 0 et de 1, on sera paradoxalement d’autant plus prompts à ancrer sa croyance dans un univers où est donnée la possiblité de « diverger. » C’est ainsi que les deux termes de la boucle informationnelle semblent susceptible de se rejoindre, sans annuler leurs spécificités. Le joueur s’inscrit bien dans les termes du jeu, donnés a priori, et leurs obligations, voyant donc informées ses perceptions et actions ; mais en retour, il est susceptible d’inscrire ses désirs et son imagination au sein du jeu même, transformant celui-ci en une expérience unique, liée au joueur X ou Y.
Cette bataille pour la largeur de la bride laissée libre au joueur, a plus ou moins sous-tendu les efforts des développeurs cherchant à constituer une intelligence artificielle à la hauteur du joueur, ou du moins capable d’en donner l’illusion.
D’où deux écoles : celle du spectaculaire, où le rêve d’une IA véritablement performante, qui ferait naître un véritable challenge ; et celle du « contemplatif », où l’IA serait capable de constituer un interlocuteur valable. Deux écoles, pas dans un sens littéral bien sûr, mais certainement deux façons très différentes de concevoir la boucle vidéo-ludique entre joueur et jeu qui ont sous-tendu la manière de construire ses mondes. A défaut, finalement, d’avoir développé directement la fameuse IA… On ne révèlera rien en affirmant que cette quête d’une intelligence artificielle est encore loin d’être chose du passé. Bien plutôt, c’est dans la conception et les développements des espaces ludiques que ces deux tendances se sont différenciées.
La tendance spectaculaire, c’est celle des jeux « sur rails », guidés, scriptés ; ce fut, il y a quelques années, les seuls véritables « films interactifs » à voir le jour (par exemple Dragon’s Lair, Sullivan Bluth, 1989), et puis par la suite, les FPS lourdements scriptés type Call of Duty (Activision, 1999).
Là, l’espace est, en somme, inexistant. Le joueur non seulement n’a une marge de manœuvre qu’illusoire ; mais la production d’événements dans le jeu est tout entière laissée à la discrétion du programme. On est là soumis à un monde littéralement transcendant, où toute règle est inacessible, toute vélléité de sortir de l’harmonie préétablie est vaine. Enserré dans une bulle spatio-temporelle, autour de laquelle les événements et espaces défilent, le joueur et son avatar sont condamnés à aller de l’avant dans le labyrinthe, tout en sachant que le seul moyen d’aller de l’avant, est aussi d’aller au-devant du danger, de l’obstacle.
Type de boucle qui a su gagner ses lettres de noblesse au-delà d’ancêtres très limites quant à leur réelle teneur ludique. Dragon’s Lair rassemblait déjà ses amateurs comme Call of Duty rassemblera par la suite les foules, tout simplement parce que cette conception de la boucle est là le substitut idéal à une IA parfaite, tenant le joueur en haleine et le récompensant visuellement. Et il faut une indéniable imagination dramaturgique et une connaissance de la psychologie du joueur pour savoir par où le surprendre, et où justement cacher les ficelles pour donner l’illusion d’une intelligence.
Bien des jeux y ont renoncé, explorant plutôt la voie « contemplative » d’un monde où l’espace est en partie donné au joueur, afin qu’il y construise lui-même l’événement. C’est le part-pris, également, de renoncer à la transparence des coutures techniques, puisque c’est bien sûr tout de suite en allant se confronter à celles-ci que le joueur va tester la liberté de mouvement qui lui est donnée.
Ici, la dimension d’affrontement entre l’homme et le programme est en quelque sorte non résolue, mais plutôt suspendue. Ce qui les distingue, c’est l’aménagement d’espaces surnuméraires, de trop-pleins de possible, où le joueur peut s’insérer, introduire un suspens de la progression linéaire sans pour autant arrêter de jouer. C’est il semble là et là seulement qu’un événement saura avoir lieu, dans un sens fort et non simplement au sens spectaculaire du mot, puisque c’est là, comme dans Dune, que le joueur va être en mesure d’importer son imaginaire au sein même du jeu, et ainsi le constituer, chose dont le programme est incapable par lui-même, en monde.
En 1995, du FPS Dark Forces (LucasArts), avait été salué la qualité du « level design », c’est-à-dire effectivement de la conception des espaces de jeu, des cartes et des architectures. Ce qui rendait cette licence Star Wars si convaincante et si immersive, c’était ces espaces inutiles, parfois accessibles, parfois cachés, parfois seulement visibles (ou accessibles au prix du suicide) que le joueur pouvait occuper à loisir et utiliser comme espaces quasi-vierges, où introduire sa propre perception du lieu. Crevasses et pics de montagne, caches « secrètes » dévoilant un véritable envers du décor, cages d’ascenseur, etc… Ces espaces affirmaient à la fois la dichotomie jeu/joueur, tout en ouvrant la possibilité pour celle-ci de se voir temporairement résolue en laissant le joueur marquer symboliquement le jeu, comme celui-ci marque toujours le joueur. Celui-ci était en effet libre de s’approprier ces lieux, accessoires pour le programme et son déroulement, et de les intégrer à sa pratique en leur imaginant une fonction.
C’est sur ce modèle que, par exemple, toute la série de Elder Scrolls (Bethesda, 1994, 1996, 2002, 2007) se construira, en renonçant dès le départ à constituer des interlocuteurs crédibles au joueur solitaire, et privilégiant plutôt à outrance la liberté de mouvement et d’action de celui-ci. C’est même pourquoi on serait tenté de ne pas concevoir les problèmes de bug et de collision 3D dont la série a souffert à ses débuts comme tout à fait externes à un gameplay du contemplatif. Ils aménagent encore, d’une certaine manière, un espace plastique, et non définitivement donné sans modification possible.
Comme Gilles Deleuze voyait dans le faux-raccord5 un élément essentiel du montage au cinéma, on serait en effet tenté parfois de donner aux « bugs » un statut similaire. C’est là qu’achoppe la boucle informationnelle et le face à face du joueur humain avec la technologie, en une mutation critique de l’espace ludique : puisque le bug (surtout le bug de collision ou d’affichage), laisse l’action se dérouler, déréglée, réouverte d’une façon telle que joueur et machine sont temporairement déliés de leurs « obligations » sans cesser d’être en rapport.
Dans les Elder Scrolls, la couture technique vient faire fonction de véritable frontière, bien que différentes manières furent essayées au fil des séquelles. Dans Daggerfall (1996), on retrouve la même logique infinie que dans Dune, où l’espace est ouvert, mais à tel point qu’il est imparcourable – chaque pas est une avancée imperceptible, rendant, en fait, le déplacement à pied impossible, d’une manière que n’aurait pas reniée Zénon d’Elée. Dans Morrowind (2002), l’infini est relégué aux fonds marins entourant l’espace insulaire de jeu – littéralement noyé donc, caché sauf au curieux qui se demandera « ce qu’il y a au-delà de la limite ». Dans Oblivion, le risque d’une couture technique franche est prise, puisque l’espace de jeu est continental, et que ses frontières sont purement arbitraires, opposant au joueur un « mur » invisible et une interdiction de passer. L’espace reste néanmoins visible au-delà – la frontière se révèle donc infranchissable dans les termes du jeu, mais pas dans ceux du joueur, qui se rappelle, à la vision des plaines et collines déployées au-delà de ses possibilités de déplacement, que l’univers d’Oblivion n’est qu’une petite partie de « Cyrodiil », dont il foulait tous les sols, pourtant beaucoup moins évocateurs, dans Daggerfall.
Bien souvent, on n’aboutira là, c’est évident, qu’à une autre impasse, après quelques secondes d’étrange, paradoxale liberté. Le jeu de plates-formes Jill of the Jungle (Epic MegaGames, 1992), précurseur en cela, d’une certaine manière, du grand coup d’Interstate 76 (Activision, 1997), utilisait pour ses rares scènes cinématiques le même moteur de jeu que celui dans lequel était engagé le joueur lors de la partie. Coupant donc la boucle, reléguant le joueur dans un pur rôle scopique, mais avec ce léger décalage que rien ne l’indiquait visuellement. Dans ces « cinématiques », Jill évoluait seule comme elle évoluait plus tôt sous les commandes du joueur. Pourtant, en insistant longuement sur les commandes du clavier, il était effectivement possible, aussi étonnant que ça paraisse désormais, de « forcer » une reprise en main du personnage, coupant court à la scène. On reprenait en main une Jill figée, flottant dans les airs au gré du joueur, parcourant alors extensivement un espace que le mode du « cinématique » le condamnait à ne faire qu’apercevoir.
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Un nouveau type d’ouverture de l’espace
Avec la naissance des formats de stockage de masse, CD-ROM puis DVD-ROM, accueillant d’abord vidéos, puis des jeux aux données de plus en plus riches, la tendance massive fut bien un développement du spectaculaire. Pourtant, quelques titres, risquant par là même de paraître « vieillots », s’engagèrent encore dans un mode plus « contemplatif », au sens où on l’a développé ici, l’exemple célèbre en étant Ico (Sony, 2001).
Mais c’est surtout, ces quelques dernières années, au sein d’une masse de jeux de plus en plus étouffants, qu’une nouvelle tendance semble se dégager. Réengageant le joueur activement dans la boucle cybernétique sans pour autant abandonner complètement, ce qui semble maintenant économiquement difficile, une certaine part de spectaculaire.
Half-Life 2 et ses épisodes, puisqu’ils en sont les meilleurs représentants, ne vont pas sans être lourdement scriptés. Plus exactement, ils doivent une part non négligeable de leur efficacité au refus de la couture technique apparente et du montage, rapprochant le jeu, où la main n’est quasiment jamais reprise totalement au joueur, d’un long « plan-séquence » presque sans coupure ni pause. Les besoins narratifs y sont donc réalisés par le biais de scripts.
Mais ce qui est également essentiel, personne ne l’aura raté, c’est le moteur physique qui fait là son apparition avec une efficacité sans précédent dans l’espace ludique. Tout comme dans le nouveau volet des Elder Scrolls, Oblivion, mais à un degré supérieur, grâce à la trouvaille géniale du Gravity Gun. L’outil rêvé pour mettre à profit un univers ruiné, fragmenté, constellé d’objets prêts à prendre. On oublie bien vite le décalage qu’il aurait pu introduire, comme idée très connotée « science fiction », au sein d’une esthétique plutôt anti-idéalisante, inspirée des paysages urbains d’Europe de l’est.
C’est donc désormais dans le même espace que celui de jeu, et non dans un autre – subsidiaire, aménagé pour lui – que le joueur va désormais pouvoir s’engager. Car cet espace devient désormais plastique d’emblée, et nul doute qu’il le sera de plus en plus, et que les possibilités d’Half-Life 2 ou Oblivion paraîtront vite bornées. Reste que dans l’optique de notre réflexion sur la boucle cybernétique, ce qui est donc bien plus crucial, c’est non pas le déroulement des scripts, mais le choix de l’usage que fera le joueur de sa capacité à saisir les choses, tant au propre qu’au figuré. Simple exemple : on y croise parfois, tristement « oubliés », les restes squelettiques de quelques résistants solitaires. Le joueur est là devant un ensemble de possibilités très large, mais toutes signifiantes. Il pourra passer son chemin ; il pourra simuler une inhumation, traînant les restes à l’abri ; il pourra aussi saisir le cadavre et le faire danser comme un pantin ridicule, au bout de son Gravity Gun. Quoi d’autre encore ?
Autre exemple : Oblivion prend le risque de développer un moteur physique dans un univers « jeu de rôle » où le rapport aux objets est régi par les lois quadrillées de l’inventaire. Risque en effet, car cette nouvelle possibilité de « prise en main » directe des objets, de manière plastique, peut paraître superflue. Et d’emblée, le moteur physique semble moins efficace que celui de Half-Life 2, car peut-être plus « réaliste » – il y est plus difficile de vraiment transporter un corps sur une longue distance, par exemple. Reste que… la possibilité est là : réorganiser directement l’espace (du moins, ce qui l’occupe) sans que le logiciel ne puisse immédiatement intervenir pour juger de la validité, et partant de la possibilité, d’une action. Il est peut-être « inutile » de passer un quart-d’heure à déplacer péniblement le cadavre d’un ennemi fraîchement abattu dans un cercueil voisin. Aucune différence ne s’en fera sentir du côté « logiciel. » Pourtant, quelque chose comme une inhumation imaginaire a bien eu lieu…
Et même – outre les questions d’espace, la problématique se retrouve au niveau, plus général, de ce qu’on appellerait volontiers l’interprétation possible du joueur. Interprétation tout à la fois dans ses deux significations : celle de l’exégète, qui cherche à déchiffrer le sens de ce qu’il découvre ; celle du comédien, qui s’invente une vie dans un univers de fiction, en y inscrivant son désir propre. Et on voit d’emblée pourquoi cette double interprétation n’a vraiment cours que dans des jeux ouvrant la possibilité d’une « boucle contemplative. » Certes, deux parties de Civilisation ne seront jamais exactement identiques, mais on peut douter qu’il soit possible d’y évoluer longtemps sans souscrire à un certain colonialisme. A l’inverse, et pour reprendre les mêmes exemples, un jeu du type d’Oblivion frappe toujours par la diversité des expériences de joueur qu’il rend possible. A chaque situation, correspond une diversité suffisamment large de réactions possibles pour que l’ensemble des choix qui s’offrent en fait au joueur ne lui apparaissent pas de manière complète. C’est bien pour cette raison que c’est son tempérament, son désir, qui va véritablement s’inscrire dans le jeu lui-même, puisque c’est d’abord à lui que les actions du joueur répondront, et non au schéma imposé par le programme. L’exemple serait bien sûr également valable pour tout type de jeu, et non seulement avec des jeux type jeu de rôle. Qu’il suffise par exemple de citer Elite comme jeu « pseudo-ouvert » (autre qualification envisageable pour les jeux à « boucle contemplative ») incluant des dimensions importante de gestion de ressources.
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Bien évidemment, il était trop simple de croire que la boucle cybernétique engagée dans une pratique vidéoludique répondait tout à fait à un modèle guerrier. Des penseurs comme Gilbert Simondon, et à sa suite Bernard Stiegler, ont suffisamment montré combien la technique restait impensée tant qu’elle est perçue comme un ordre purement étranger, voire nécessairement aliénant. Bien plutôt, c’est le rapport que engageons nécessairement avec celle-ci qu’il faut tenter construire sans perdre l’organicité humaine. Tout le problème étant ainsi de dégager une boucle informationnelle à la fois réciproque (un terme n’étouffant pas l’autre) et dynamique (soumise aux changements).
Entre le joueur et le jeu vidéo, quand la boucle semble se nouer parfaitement, c’est qu’alors la frontière est renversée par la machine, par le jeu et son système préétabli de règles, qui enserrent le joueur avec une pression maximale – en lui laissant la marge de manœuvre strictement nécessaire pour qu’il devienne un rouage efficace.
Situation que l’on se gardera de montrer du doigt, tant elle qualifie certaines des expériences vidéo-ludiques les plus essentielles (de l’hypnose de Tetris ou Bust-a-Move (Taito, 1995) à la gestion absolue de SimCity (Maxis, 1989)). Le pari, quelque part, il faut le percevoir, insensé, de brancher l’homme sur la machine devient là parfaitement réaliste, dans tout son danger, mais aussi dans toute sa salvatrice dépossession de soi.
On oublierait aussi difficilement combien plus risquée encore, mais aussi combien plus riche et plus valorisante est cette autre tendance, qu’on a appelée contemplative, parce que c’est d’abord dans les accidents d’espaces ludiques surnuméraires, donc appelant à une inactivité rêveuse, qu’elle est née.
Plus risquée, parce qu’en refusant de coincer le joueur dans l’efficacité, le jeu se laisse là à la merci de la qualité de son interprétation, à la fois dramaturgique et symbolique. C’est-à-dire qu’il n’y aura de boucle efficace qu’au prix de l’engagement du désir et de l’imaginaire mêmes du joueur dans celle-ci.
Conflit tout symbolique donc, mais mettant bien en cause les deux parties de la boucle dans cela même qui définit leur spécificité. Et quelque part, conflit nécessairement en mouvement, puique le rapport ne semble trouver sa plus pleine réalisation que dans une mouvant porosité des frontières entre l’ordre symbolique et fantasmatique du joueur, et l’ordre régulateur et législateur du jeu.
1 cf. Tony Fortin, Cyberwar, http://www.planetjeux.net/index.php3?id=article&rub=read&article=117
2 « Atsushi Inaba (des studios Clover, responsables pour Okami) a toujours refusé que l’on considère les jeux Clover comme des oeuvres. L’art, Inaba s’en fout ; seul compte à ses yeux le plaisir du joueur. “Nouveau et amusant. Intéressant à regarder et à jouer.” Telle est la philosophie des jeux Clover dixit Inaba. » Propos recueillis par Cyril Lener, Chronic’art n°41.
3 Ted Friedman, Making sense of software : computer games and interactive textuality, http://www.duke.edu/~tlove/simcity.htm Nous traduisons.
4 cf. Andrew Rollings and Ernest Adam, On game design, chapter 7 : Gameplay, New Riders Press. « On peut jouer à Tetris consciemment, en examinant chaque bloc tandis qu’il tombe sur l’écran et décider activement où le placer efficacement. Pourtant, les meilleurs joueurs ne semblent pas agir de cette façon, en particulier aux niveaux élevés, dans lesquels les blocs tombent trop vite pour permettre de décider consciemment où les placer. Bien plutôt, ces joueurs semblent s’accorder avec le jeu à un niveau presque subconscient et entrer dans ce que nous appelons la « Tetris Trance », un état proche du Zen, dans lequel les joueurs semblent perdre la notion du temps et ne se concentrent plus sur les éléments du plateau de jeu. » http://www.gamedev.net/reference/articles/article1942.asp
5 cf. Gilles Deleuze, L’image-mouvement. Cinéma 1, Les éditions de Minuit (coll. « Critique »), Paris, 1983 et L’image-temps. Cinéma 2, Les éditions de Minuit (coll. « Critique »), Paris, 1985.