Il me paraîtrait cavalier de prétendre « comprendre » le travail d’Elsa Fauconnet, alors qu’il faut bien admettre que c’est d’abord l’incompréhension qui nous saisit face à Green Out (2013), ou à L’Invention (2014) : en effet, il s’agit là d’autant d’installations fragmentées, plus proches en apparence du jouet cassé que du chef-d’œuvre parfaitement proportionné.
L’Invention se présente ainsi comme une méditation autour de la régularité des formes structurelles dans l’univers, « remuant » la question de savoir si celles-ci trahissent ou non l’existence d’un créateur dissimulé. Autour d’un grand bureau à la menuiserie improbable, l’installation rassemble le personnage fictif d’un infographiste cherchant à recréer le mouvement des mains, une interprétation contemporaine du Miserere, une vidéo documentant le travail de répétition des pilotes de la patrouille de France, la reproduction d’une gravure de Dürer, la maquette miniature d’un jardin à la française tiré de L’Année Dernière à Marienbad, un film en images de synthèse inédit présentant un ballet d’astres, de petits polyèdres en papier dans une vitrine…
Cette bigarrerie est peut-être une manière pour l’artiste de nous faire partager ce qui était l’impulsion première des penseurs d’antan : l’étonnement. Les installations d’Elsa Fauconnet semblent ainsi agir comme un prisme d’une sorte un peu spéciale, décomposant et transportant, non pas la lumière, mais plutôt l’obscurité : nous entrons au sein d’un trouble incrédule, évoluant entre ses différentes parties constitutives, regroupées là pour nous permettre de méditer autour et avec cette absence première de sens… sans pour autant chercher à la dépasser pour établir un savoir.
L’un des enjeux de ce travail semble ainsi résider dans une lutte pour la préservation de l’étonnement comme tel : se rendre à l’évidence que nous ne comprenons pas. L’étonnement vaut ainsi pour son opérativité dans la pensée, bien sûr, mais aussi en tant que signe de refus et de protestation face à certaines réalités historiques qu’il est délicat de prétendre « comprendre », quand cette compréhension est susceptible de se confondre avec une forme de validation. Dans Green Out, il est fort sain de rire et de s’étonner de la cultivation et du commerce de l’orchidée en Europe – innocente illustration d’une marchandisation tournant fou. Et n’est-il point rafraîchissant de trouver, dans ce monde surpeuplé de spécialistes alarmants et de « philosophes » indignés, une figure prompte à, non pas seulement assumer le doute, mais même à faire de celui-ci une force motrice, et à postuler le droit à l’existence d’un certain « vide sanitaire » de savoir ?
Quitte à nous « déridder », puisque l’on n’a pas peur ici d’une certaine légèreté comique, posons que ces œuvres impliquent également de « se rendre à l’évidance ». Se rendre, c’est-à-dire, dans le sens où l’on parle de « rendre les armes », abidquant après l’échec d’une bataille, reconnaissant la supériorité de l’adversaire. Accepter l’inéluctabilité du processus d’évidance – cette « vidange généralisée du sens » qu’on appelle familièrement le kitsch.
L’univers fauconniettien implique certainement une forme d’ouverture naïve à la recomposition du « jouet cassé du monde » en une nouvelle forme, encore indéterminée, encore en procès ; ces installations témoignent d’une rare capacité à ne pas s’apesantir, face au kitsch, sur ce qui a été perdu, mais plutôt à contempler comment les différents éléments épars d’un monde brisé sont susceptibles de refaire réseau, de se rebrancher ensemble de manières toujours surprenantes : un perroquet en plastique doué d’un chant électronique, un climat tropical sous une serre géante enneigée en Europe de l’Est (Green Out), une université nazie en ruines cachée sous un centre d’espionnage américain abandonné (La Colline Du Diable, 2012)…
Processus à la fois étonnant et drôle, mais mélancolique aussi, car ce monde en re/dé/com/position n’en finit pas de se regarder lui-même en train de devenir autre qu’il n’a été, toujours légèrement en retard vis-à-vis du sens en train de se produire sous ses yeux, comme l’Ange de l’Histoire de Benjamin. En tous cas, toujours un petit peu dubitatif quant à la viabilité de ces nouveaux usages. Ainsi, le kitsch est souvent sujet d’ironie ou de distanciation par des esprits sérieux postulant une origine fantasmée, sacrée, protégée de la ruine et en même temps violée par elle.
Ce n’est pas la moindre qualité de ces oeuvres que de nous ouvrir à cette idée : après tout, c’est peut-être cette mélancolie elle-même qui est vide d’objet, alors qu’en regard, le processus perpétuel d’auto-digestion du monde, bruyant, odorant, chaotique, semble soudain receler d’un dynamisme et une vitalité à la fois absurdement enfantine et divinement créatrice.